Récemment, deux mamans m’ont consultée avec des motivations similaires : elles désiraient chacune, mener un bilan du langage oral de leurs filles d’environ 5 ans. Chaque maman voulait identifier les besoins de sa fille et se concentrer sur une éventuelle remédiation.
Pourquoi vous parlez de ces deux enfants ?
Parce que leurs situations respectives représentent deux pôles dans la pratique de l’orthophonie en milieu bilingue.
Au départ, une même interrogation, la vôtre peut-être : « mon enfant évolue entre deux langues, nous nous rendons compte d’un retard dans son expression orale, nous sommes inquiets de savoir si nous devons envisager une intervention spécialisée et si une éducation monolingue est plus appropriée pour notre enfant ».
Pour ceux d’entre vous qui me suivent, vous le savez, lors de l’État des Lieux, j’insiste toujours sur ce point auprès des familles : il est primordial d’établir une relation vraie avec l’enfant qui porte ses difficultés et l’inquiétude de sa famille. Je pars du principe que lors du bilan initial, il est important de montrer à l’enfant tout ce qu’il sait et non de se concentrer sur ce qu’il ne sait pas.
Comme je parle trois langues couramment, j'ai les compétences requises pour mener mon bilan en situation de « translanguage»: afin d’éviter toute rigidité et ne pas mettre l’enfant en échec, les différentes langues sont utilisées ; à l’orthophoniste d’obtenir le corpus francophone nécessaire aux épreuves échelonnées, sans rebut de la part de l’enfant.
Lors d' un bilan du langage oral en milieu bilingue, je prends soin d'obtenir, avec exactitude, le "paysage langagier" de la famille. Vous reconnaîtrez sans doute, pour les vivre vous-mêmes, les situations langagières des enfants telles qu’elles apparaissent dans ces deux entretiens d’anamnèse.

Marina, est scolarisée dans une école bilingue aux USA, dont l’enseignement deviendra majoritairement francophone à l’entrée au CP. Sa famille est anglophone. Marina parle aussi espagnol (L2) avec sa nounou et sa maman. L’anglais est la langue dominante (L1) de Marina et le français sa troisième langue (L3). A l’école, les enseignants observent que Marina a progressé en français mais ils relèvent « des difficultés de prononciation en français » alors que son anglais semble correct. Ils demandent une consultation en orthophonie française.
Clémentine est issue d’une famille francophone (littéralement la langue maternelle), le français est la langue parlée à la maison, à la table familiale. Cependant, Clémentine semble privilégier l’anglais (L1 ?) pour s’exprimer. Elle est plus à l’aise dans cette langue: langue de son pays natal, langue qu’elle parle dans son école américaine depuis qu’elle a deux ans, langue dans laquelle elle répond à sa nounou de langue espagnole. A l’école, les enseignants observent un retard en langue anglaise et se demandent si le bilinguisme est en cause. Ils demandent une consultation chez une Speech and Language Therapist qui conseillera ensuite une évaluation en français également.

J’aime les démonstrations concrètes, voici donc deux échantillons « parlants » du langage respectif de ces deux petites filles du même âge. Toutes deux comprennent parfaitement le français, nous sommes ici dans le versant expressif du langage :
Marina:
[il est puller son pinto] (il prend son pinceau)
[La maman elle s’est bagné et elle a lavé la che..miné (la chemise) dans le dryer]
[tu vas comir avec ta cugnette (cuillère) Et et, tu poner ton pijama et tu dormir . Moi je dormir con (c-o-n) moi sœur. J’ai un bunkbed. À haut, moi sœur, up ! And I say « time for l’école, chop, chop, sister !]
[c’est une fille. Elle a un crone. Gold ! C’est un proncesse]
[un jour y’a une petite fille…euh…euh…il est cassé…il est pleuré mucho]
La petite fille a cassé sa poupée ? Comment, qu’est-ce qui s’est passé ?
[elle a caminé et elle a…euh, euh…ta-mbé ( tombée)]
Clémentine :
[c’est pas couleu]> ce n’est pas la bonne couleur
[a besoin pas celle-là]> je n’ai pas besoin de celle-là (cette couleur)
[ca pas masse]> ça ne marche pas
[moi sais plus]> je ne sais plus
[è veux maintenant !] je veux le faire maintenant
[Moi peux voi ?] Je peux voir ?
[Mac (Marc) vient avec moi touzou (toujours)]
[Est pas mon copain, est pas tè zenti (très gentil). Y guiffe les zens (il griffe les gens), est pas un zenti gaçon]
[moi beaucoup de comme ça à ma mayon] J’en ai beaucoup des comme ça à la maison.
[La pou(le) tousse la tête à lui (lui touche la tête)]
Vous le constatez comme moi, pour une oreille non exercée ou un interlocuteur français, les gens diront que ces deux petites filles « ne parlent pas très bien » pour leurs 5 ans.
Or, il s’agit de deux cas complètement différents.
Mes bilans analysent leurs compétences dans un rapport détaillé et complet dont je parlerai en entretien de synthèse avec les familles.
Pour vous, je veux simplement vous faire prendre conscience de ces deux types de profil.
Dans le cas de Clémentine, il s’agit d’un retard de parole-langage observé dans les deux langues utilisées (à un degré moindre en anglais): le lexique est à enrichir mais surtout l’évocation de son vocabulaire passif est à travailler. A l’heure actuelle, sa syntaxe est lacunaire les structures syntaxiques erronées. Clémentine n’utilise pas le [je], ses verbes sont figés à l’infinitif. Elle déforme certains mots et présente des difficultés d’articulation spécifiques qui concourent à rendre son élocution difficile à comprendre. En anglais, son expression est meilleure mais déformations de mots, zézaiement et omission du [r] se retrouvent, syntaxe et vocabulaire ont encore besoin d’être étoffés.
L’amélioration de ses compétences en français relève d’une prise en charge en orthophonie tout comme son expression en anglais pourra être améliorée grâce aux soins d’une Speech and Language Therapist.
Dans le cas de Marina, il s’agit « d’alternance codique » en développement (code switching): son langage comprend des erreurs dans chacune des trois langues utilisées: Marina a mémorisé de manière approximative le vocabulaire français, s’y ajoute un mélange de mots espagnols ou anglais « francisés » ou déformés, voir même des néologismes. La construction de phrases simples entièrement en français est difficile. Elle a du mal à prononcer les nasales du français, entre autres. Son niveau de langue en anglais est tout autre, ses qualités narratives bien supérieures.
En dépit de ses efforts et de son agilité mentale, Marina, aujourd’hui, n’a pas les compétences lexicales et syntaxiques pour s’exprimer en français.
L’amélioration de ses compétences en français sera de l’ordre de l’apprentissage d’une langue étrangère (FLE).
Pour les deux enfants, l’échange avec les familles suite au bilan, sera primordiale. Il leur permettra d’envisager les choix qui s’offrent à eux, de prendre des décisions, en toute conscience, afin de soutenir leurs filles dans leur expression et leur avenir académique.
Ce débat pourra faire l’objet d’un prochain article.
J’aimerais beaucoup entendre vos commentaires afin de cibler vos centres d’intérêt au plus près.
Merci de votre lecture !
Chaleureusement.

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